En juin 2022, Jérôme Collette et Lionel Delatte ont fondé Circonflexe, une entreprise de solution circulaire globale, pour venir en aide aux professionnels de la construction. Leur objectif est simple : éviter au maximum l’envoi de matériaux en décharge, et assurer une récupération maximale pour le réemploi. En proposant un inventaire complet des matériaux de bâtiments avant la déconstruction, et en les diffusant au sein de leur réseau Circonflexe.be, les deux entrepreneurs liégeois proposent un service d’intermédiaire entre les professionnels qui possèdent des matériaux à réemployer, et ceux qui en recherchent. Joaquim Dupont les a rencontrés pour Circubuild, dans leurs bureaux à quelques pas de la gare de Liège Guillemins : un entretien enrichissant et qui laisse entrevoir de belles perspectives pour le réemploi en Wallonie. Extraits choisis.
Au hasard d’une rencontre professionnelle[1], Jérôme et Lionel se rapprochent en se rendant compte qu’ils sont chacun effarés par un constat qui les dépasse : lors de projets de déconstruction / reconstruction ou rénovation, des tonnes de matériaux encore en parfait état sont envoyées en décharge. Une réalité complètement aberrante, au vu de l’impact écologique et économique qu’elle représente. Ils décident alors de s’associer, et de réfléchir ensemble à une solution qui mettrait fin à cette absurdité, ce qui aboutit en juin dernier au lancement officiel de Circonflexe. Avec leur nouvelle entreprise, ils désirent apporter leur aide aux professionnels du secteur de la construction, en tant que « facilitateurs de circularité » comme ils se désignent eux-mêmes : « Notre but est d’accompagner les acteurs du secteur, dans l’entièreté de leur projet, de son esquisse jusqu’à sa réalisation, grâce à une méthodologie adaptable à tout type de bâtiment », résume Lionel Delatte.
Proposer du « concret »
A force de discuter avec des professionnels de la construction et des experts environnementaux, les deux amis arrivent à une conclusion formelle, comme l’explique Jérome Collette : « Ce qui manque pour développer la circularité en construction, ce sont souvent les solutions concrètes, pour éviter de jeter un matériau encore en parfait état. C’est là que nous intervenons ». Pour cela, ils s’appuient sur un schéma évocateur : SAVOIR – FAIRE SAVOIR – SAVOIR FAIRE, qui englobe la totalité de leur intervention.
Tout d’abord, il faut identifier les ressources disponibles (SAVOIR) sur le site destiné à la déconstruction. Cela passe par un inventaire complet sur l'entièreté du bâtiment, suivi d'une expertise spécifique sur les destinations envisageables pour les matériaux voués à être évacués. C’est durant cette phase qu’ils s’appuient sur la solution digitale qu’ils ont fait développer. Tous les membres du réseau sont désormais au faite des matériaux disponibles via leur portail FAIRE SAVOIR), et peuvent y chercher ce qui les intéresse, ou bien à l’inverse imaginer ce qui possible de faire avec ce qui est disponible. C’est là le 3ème volet de Circonflexe : éveiller et stimuler la créativité de leurs partenaires dans l’optique de trouver des alternatives concrètes aux containers (SAVOIR-FAIRE).
Changer les regards
En effet, Jérôme et Lionel s’aperçoivent rapidement de la nécessité de démontrer le potentiel des matériaux déjà disponibles, à des acteurs de la construction qui se montrent encore frileux quant à l’idée de modifier leurs habitudes et leurs pratiques : « C’est totalement compréhensible : la façon dont nous construisons des bâtiments a très peu évolué au cours des dernières décennies. Le secteur peut d’ailleurs être qualifié de très empirique. Les mêmes procédés de construction sont répétés, simplement en isolant mieux les enveloppes ». La mission de Circonflexe consiste à modifier le regard de ces professionnels sur les matériaux dont ils disposent déjà, et leur démontrer que ces matériaux constituent des ressources très précieuses, qui méritent de faire évoluer les pratiques habituelles.
Le duo voit plus loin encore, et considère que les matériaux disponibles devraient être à la base du processus entier de conception des bureaux d’architectes. « Aujourd’hui, les architectes élaborent leurs designs, et ensuite se procurent les matériaux nécessaires pour le réaliser. Pour maximiser le réemploi, il faudrait idéalement partir des matériaux disponibles et concevoir le projet autour », résume Jérôme Collette. « De plus, en inversant le paradigme de la construction de la sorte, cela stimulera la créativité et l’innovation dans le domaine des pratiques circulaires, ce qui à son tour apporte une plus-value pour le secteur », ajoute Lionel Delatte.
Quantifier les gains du réemploi et rassurer
Pour convaincre les acteurs d’un projet de l’intérêt de conserver et réemployer les matériaux contenus dans un site, l’application digitale d’inventorisation mise au point et utilisée par Circonflexe permet de quantifier les gains économiques et écologiques de chaque élément, en prenant compte l’énergie grise de chaque matériau.[2] Ensuite, en ayant recours à l’échelle de Lansink, ils présentent à leurs clients (architectes ou entrepreneurs) les alternatives possibles à la finalité "tout au container".
Circonflexe démontre ainsi sans conteste l’aspect de militantisme durable inhérent au réemploi, qui illustre une de leurs devises : « Le matériau le plus durable est celui qui existe déjà ». Lionel Delatte ajoute à ce sujet :
« Le fait que la construction soit un secteur très empirique et frileux à l’idée du changement se traduit par des architectes ou des entrepreneurs qui se révèlent souvent plus enclins à réemployer des matériaux qu’ils connaissent, et dont la qualité a été vérifiée par les années, que de nouveaux matériaux écologiques ou bio-sourcés qu’ils ne connaissent pas ».
Les deux entrepreneurs veulent donc éveiller les consciences envers le concept d’énergie grise, encore trop méconnu et dont l’impact est négligé ou sous-estimé dans les calculs de durabilité des bâtiments et dans les projets de déconstruction / construction ou de rénovation.
Ils soulignent également la peur de l’inconnu de certains entrepreneurs, qui se montrent parfois réticents par rapport à une nouvelle pratique de réemploi, parce qu’ils s’inquiètent de la procédure et/ou du résultat : « Nous devons dès lors les rassurer, en rappelant que sur la globalité du projet, le réemploi leur sera favorable. En effet, au sein d’un même projet, certains lots de matériaux plus couteux en réemploi sont régulièrement compensés par d’autres lots plus avantageux, grâce aux économies sur les frais d’évacuation et/ou aux bénéfices sur une potentielle revente ».
Pour cet aspect particulier, Jérôme et Lionel se réjouissent d’obtenir dans les prochains mois les bilans des premiers grands projets sur lesquels a collaboré Circonflexe : grâce à leur quantification systématique, ils seront à même de présenter les résultats économiques et écologiques générés par le réemploi face à ceux qui auraient été obtenus via une méthode de construction traditionnelle. Ces projets pilotes serviront d’exemples et d’incitants pour d’autres acteurs du secteur, qui désireraient entamer un projet de construction circulaire, comme pour d’autres qui envisageraient de se lancer dans une nouvelle activité circulaire.
Combler les espaces vacants dans les réseaux circulaires
Au-delà de la difficulté de convaincre les acteurs des avantages du réemploi, Jérôme et Lionel se sont aussi heurtés à une autre problématique : des réseaux circulaires en Wallonie « incomplets ». On entend par là que certains acteurs, qui pourraient prendre place au sein de ces réseaux, n’existent pas encore :
« Il faudrait le développement de plusieurs corps de métier spécialisés dans la récupération et le reconditionnement de matériaux, des « démonteurs » en quelque sorte. Circonflexe ne fait « que » inventorier et diffuser des lots de matériaux. Il y a un nombre importants d’emplois à créer, des emplois techniques et locaux. Qui de mieux placé pour démonter un châssis que celui qui sait comment les installer ? C’est une opportunité énorme, parce que le travail et la demande existent déjà et que l’augmentation du nombre d’acteurs boosterait à son tour l’ensemble de l’économie circulaire ».
D’ailleurs, Jérôme et Lionel avaient remarqué dès les premières phases de réflexion et d’élaboration du projet, il y a de cela déjà plus de 3 ans, l’intérêt et l’envie de nombreux acteurs de la construction / déconstruction, d’intégrer de nouvelles pratiques et de nouveaux partenaires circulaires dans leurs activités : « Des entrepreneurs, parfois des très grandes entreprises, se désolaient de devoir jeter des pierres ou des carrelages qui avaient parfois 100, 150 ans d’histoire, faute d’alternatives. Ils sont à la recherche d’initiatives, parce qu’eux n’ont pas le temps ou les moyens de s’en occuper ».
Et la suite ?
Au vu de l’engouement généré par leur toute jeune entreprise, Jérôme et Lionel réfléchissent déjà à la suite son développement. Pour l’instant, le duo travaille uniquement en collaboration avec de grands acteurs et sur des projets de grande envergure, plus à même d’alimenter leur réseau de circularité. Un jour, ils aimeraient pouvoir répondre à tous types de demandes, notamment concernant des projets de moyenne, voire petite échelle.
En attendant, ils multiplient les contacts et les nouveaux partenariats. Ils ont également été sélectionnés parmi les lauréats de l’appel à projets "Chantiers et services circulaires", une initiative lancée dans le cadre de Circular Wallonia. Désormais membres du Comité de Pratiques Circulaires (CPC), ils espèrent en profiter pour faire grandir encore leur réseau, mais aussi profiter du soutien logistique et financier pour développer leurs activités.
Enfin, en début d’année 2023, la mini-entreprise a franchi une nouvelle étape, un tournant dans sa jeune histoire : Circonflexe a en effet décroché un P.o.C, ou Proof of Concept, qui leur permettra, sur une période de 9 mois, de tester leur application digitale dans la gestion de matériaux de trois acteurs majeurs de de la construction. Il s’agit du Groupe Eloy (construction, infrastructures, traitements des eaux…), de l’entreprise Di Matteo (démolition) ainsi que de Priaes (entrepreneur spécialisé en rénovation). Lionel Delatte nous en dit plus sur ce nouveau challenge pour Circonflexe :
« Nous avions la volonté de travailler directement en collaboration avec des entreprises, notamment en nous concentrant sur le sourcing et un processus d’inventaire à court terme, parce qu’on s’est rendus compte que des démolisseurs ou entrepreneurs se retrouvaient régulièrement sur des chantiers avec des matériaux récupérables mais devant être évacués rapidement, ou qu’ils aimeraient bien stocker pour une réutilisation ultérieure sur un autre projet. L’objectif est donc de proposer une version fasttrack de notre application, qui permettrait aux entreprises de pouvoir en quelques manipulations, inventorier un lot de matériaux et de faciliter la logistique qui s’y rapporte, toujours avec comme finalité d’éviter un maximum de jeter des matériaux ».
Les deux entrepreneurs espèrent que ce P.o.C leur permettra de détecter les problèmes éventuels et d’affiner leur application aux besoins des utilisateurs, pour faciliter au maximum la gestion et le transit de matériaux, au niveau interne des entreprises, mais bien sûr aussi au niveau B2B.
S’ils ne manquent pas de projets et de défis pour les prochains mois, Jérôme et Lionel gardent également leur rêve dans un coin de leur tête : réaliser un projet de construction uniquement avec des matériaux de réemploi. Peut-être pour les futurs installations de l’entreprise, l’avenir nous le dira. En tout cas, c’est tout le mal qu’on leur souhaite.
Pour aller plus loin
N’hésitez pas à vous rendre sur le site officiel si vous voulez en apprendre davantage sur le projet Circonflexe, ou que vous voulez rejoindre leur réseau circulaire pour bénéficier des offres de matériaux de réemploi issues de leurs inventaires
[1] Lionel est architecte, avant de compléter une formation en antiquariat. Il travaille comme architecte, particulièrement dans le marché public, mais aussi en R&D en construction bois, ainsi qu’en aménagement paysager et urbanisme. Jérôme débute sa formation par un bachelier en construction, qu’il complète par l’expertise immobilière et management environnemental. Il dirige son bureau d’études PEB depuis plus de 10 ans.
[2] L’énergie grise se définit comme la quantité d’énergie consommée par un matériau ou un produit sur l’entièreté de sa durée de vie, à l’exception notable de son utilisation : il s’agit donc de la somme des quantités d’énergie utilisée pour la production, l'extraction, la transformation, la fabrication, le transport, la mise en œuvre, l'entretien et enfin le recyclage / la récupération.