Fabrice Berroir est ingénieur R&D pour le LIST, le Luxembourg Institute of Science and Technology. L’institut se compose de 4 départements : Matériaux, Environnement, Informatique, et Espaces. Depuis plus de 10 ans, Fabrice Berroir s’intéresse aux thématiques de la construction : « A l’origine, mon travail était plus centré sur les questions de performances économiques et la productivité sur les chantiers, que l’on peut rassembler sous l’approche du Lean Management. Mais rapidement, nous avons fait le lien entre ces aspects économiques et les enjeux environnementaux. En tant qu’institut de recherche, nous nous profilons comme un partenaire privilégié, un connecteur entre le monde académique et le monde de l’entreprise ».
Impliqué dans plus de 60 projets de construction en France, Luxembourg et Belgique, Fabrice Berroir accompagne les transformations du secteur dans un objectif de réduction des impacts économiques, environnementaux et sanitaires des chantiers. Pour cela il transpose des méthodes et outils inspirés d’autres domaines industriels aux particularités de la construction, forme les équipes sur le terrain, mesure les résultats et intègre les retours d’expérience dans des publications scientifiques.
Problèmes de la quantification actuelle
Pour agir efficacement, la première étape est de poser le bon diagnostic, et pour cela, il est nécessaire d’avoir les bons indicateurs. S’agissant de l’étude des impacts de la construction 2 points de vue sont généralement adoptés :
Depuis plusieurs années, il s’intéresse plus spécifiquement à l’impact carbone des chantiers de construction, face au manque de données disponibles pour cet aspect précis : « On parle souvent des impacts du secteur, mais on a tendance à se focaliser en réalité sur l’impact des bâtiments, notamment via les méthodes et outils d’Analyse du Cycle de Vie.[1] En pratique, les émissions de CO2 de la phase de chantiers des calculs d’émissions de CO2 y sont rarement calculées ».
En effet, la quantification de l’impact carbone d’un bâtiment est calculée par la somme des ACV des matériaux – par exemple à partir des EPD rédigées par les fabricants – mis en œuvre. « Un des problèmes concernant cette méthode de calcul est que ces fabricants ont assez peu de connaissances de ce qui se passe réellement sur un chantier », souligne l’ingénieur.
En outre, il rappelle que cette méthode implique de ne connaître l’impact carbone uniquement a posteriori : « Cela revient à prétendre que l’on peut optimiser un poste de travail en regardant uniquement le bilan comptable de fin d’exercice de l’entreprise générale. Alors oui, cela y contribue, mais il y a une multitude d’étapes entre les deux. En ne prenant en compte que les impacts environnementaux au niveau du bâtiment, on arrive déjà bien après la bataille, et cela ne favorise pas du tout la mise en place d’actions concrètes au niveau des entreprises ».
Ces éléments constituent pour Fabrice Berroir le cœur du problème, puisque les 2 à 3 années de chantier – durée habituelle pour un large projet – concentrent les impacts d’une entreprise, à proprement parler : des dizaines ouvriers qui se rendent sur le chantier tous les jours, qui y vivent et occupent des espaces chauffés, des équipements qui consomment et un transit quotidien de camions de marchandises. « A l’heure actuelle, nous manquons énormément de données à ce sujet, et il donc essentiel d’en récupérer le plus possible, et de recenser les aspects les plus polluants des chantiers, pour pouvoir y remédier », explique F. Berroir.[2]
Même si la pratique n’est pas obligatoire en Belgique,[3] de nombreuses entreprises réalisent leur bilan carbone chaque année. Dans l’absolu, il s’agit d’une bonne nouvelle, les entreprises pouvant par ce moyen mieux se rendre compte de leurs impacts écologiques et de leurs axes d’amélioration. Cependant, certaines réserves restent de mise. Les motivations des entreprises pour la publication de ces bilans demeurent parfois floues : doit-on parler de transparence, ou au contraire de greenwashing ?
Deuxièmement, Fabrice Berroir rappelle l’aspect problématique des bilans carbone fournis par les entreprises pour leurs bâtiments, notamment la question des fameuses émissions de scope 3 : « Qu’est-ce que l’on considère comme faisant partie du scope 3[4] ? La réponse à cette question influence très fortement les résultats finaux en termes d’émissions carbone. En premier lieu, il faut donc établir clairement ce que ce scope 3 englobe ».
Ensuite, il met en évidence les particularités du secteur de la construction et des microcosmes que sont les chantiers : « Un chantier c’est en réalité une multitude d’acteurs qui doivent réaliser ensemble un produit unique dans des conditions variables. L’élément qui ralentit le plus l’efficacité opérationnelle sur un chantier c’est le un manque de communication et d’organisation commune. En effet chacun ayant des intérêts divergents, ou a priori divergents, les entreprises travaillent souvent en silo ». Il va même plus loin, et déclare : « Tant que l’on abordera l’impact carbone d’un chantier entreprise par entreprise, on ne trouvera pas de solutions collectives, et pire, on ne fera qu’aggraver ce phénomène de silos ».
Selon l’ingénieur, ces différents éléments justifient la nécessité de s’intéresser à ces impacts, et d’établir une méthode d’évaluation des impacts carbone en cours de chantier et l’intégrer dans le processus décisionnel. « C’est d’ailleurs un élément valable pour de nombreux secteurs, et a fortiori pour un environnement aussi dynamique et complexe que celui de la construction ».
Pourquoi si peu de données ?
Divers facteurs peuvent expliquer, du moins en partie, la raison pour laquelle le chantier en tant que tel demeure un aspect négligé en ce qui concerne les questions d’impact environnemental.
Un réel intérêt d’étudier les impacts d’un chantier ?
Pour justifier la validité de l’intérêt d’études sur les impacts carbone des chantiers, rappelons d’abord quelques chiffres qui portent à réflexion :
Au vu du manque d’informations précises et des limites des méthodes de calcul existantes pour les bilans carbone des entreprises, on peut légitimement avancer que les impacts environnementaux des chantier méritent d’être étudiées de façon approfondie et systématique.
Une telle quantification des impacts apparait d’autant plus pertinent selon F. Berroir que des actions concrètent permettent de les réduire et pourraient ainsi être d’avantages mises en avant. Si les possibilités pour ce faire ne manquent pas, ce dernier prône en particulier une mutualisation des flux (de nouveau, flux de personnes, d’information, de matériel, …). Nous en développons quelques aspects, à titre d’exemples dans la suite de cet article.
Des solutions collaboratives à mettre en place
Au début de ses recherches, Fabrice Berroir a eu recours à des méthodes collaboratives de Construction LEAN pour améliorer l’efficacité et la sécurité des chantiers, avant de les transposer pour un objectif de réduction de l’impact carbone. « Il faut également se rendre compte que les solutions LEAN, qui visent à rendre un chantier plus efficace peuvent par exemple permettre de réduire la durée de chantier de quelques semaines, voire de quelques mois, tout en évitant les pics de main d’œuvre. Ceci peut réduire de manière concrète l’impact environnemental de la phase d’exécution », explique-t-il.
La solution CCC
Fabrice Berroir préconise donc une optimalisation des flux pour diminuer l’impact carbone des chantiers. S’agissant, en particulier des flux de matière, celle-ci n’est possible qu’en créant une synergie logistique entre les différents acteurs de chantier. « Actuellement dans la construction traditionnelle, les intervenants se préoccupent uniquement de leurs propres flux et auront tendance à sécuriser leurs approvisionnements et à envoyer des camions remplis. Ceci conduit à une surcharge des espaces de stockage sur chantier et cause des pertes de temps considérables ». [5][6] En travaillant en silos, les entreprises se retrouvent en effet dans le dilemme entre envoyer des camions à moitié pleins, ce qui coute cher et augmente l’impact lié au transport ou surcharger le site de chantier.
Pour remédier à ce problème, l’ingénieur du LIST propose de livrer le matériel adéquat, au bon endroit, au bon moment. Et pour ce faire, il préconise le passage par un centre de consolidation, où des logisticiens pourront préparer un camion rassemblant les matériaux nécessaires pour les tâches à remplir de plusieurs intervenants. « Cela permettrait de diminuer les convois de marchandises sur les routes, mais aussi d’acheminer les livraisons en juste à temps, ce qui signifie précisément les matériaux nécessaires pour une tâche. En d’autres termes, un gain de temps et une minimisation de l’impact du transport », explique-t-il.
Mieux encore, le passage par un CCC (Construction Consolidation Center) permettrait la préparation des matériaux en kits prêts à l’emploi pour chaque tâche donnée, qui seraient ensuite livrés à l’endroit précis du chantier où ils doivent être mis en œuvre. « Cela éviterait les aller-retours des ouvriers vers la zone de stockage, de nouveau un gain de temps considérable », ajoute-t-il.
A Londres, l’exemple à suivre à ce niveau, une dizaine de tels centres maillent le large territoire de la capitale et leur impact s’avère très positif. L’Europe est encore à la traine malheureusement, mais de même, les premières expériences se révèlent très encourageantes : à Bruxelles, le BCCC[7] existe depuis presque 5 ans, et les résultats sont sans appels : la VUB a évalué qu’il a avait permis une réduction de 59% des couts externes, de 66% des émissions de CO2, et jusqu’à 90% de la congestion. Situé sur le Port de Bruxelles, à deux pas de Tour et Taxis, il est opéré par l’entreprise anversoise Shipit et offre aussi l’opportunité d’un report modal et un transfert des flux par voies navigables dans la capitale belge.
Le CCC : que des bénéfices
Au-delà des évidents gains de temps et en termes de durabilité, le recours à un CCC offre également d’autres avantages sous-jacents, comme l’explique Fabrice Berroir : « Le kitting augmenterait la productivité, tout en améliorant les conditions de travail et réduisant le risque d’accident : l’ouvrier qualifié peut se concentrer sur son travail quand le logisticien spécialisé se chargera de déplacer des matériaux lourds et encombrants de façon sûre ».
Pareillement, les CCC constituent également une réponse au problème récurrent et généralisé dans le secteur du manque d’ouvriers qualifiés : « Je crois que tous les acteurs de la construction s’accorderaient à dire qu’il faut arrêter d’utiliser un plombier ou un soudeur pour déplacer des colis », ironise Fabrice Berroir.
Aller encore plus loin
« Il reste encore de nombreuses possibilités pour développer des synergies entre les acteurs circulaires et les CCC. Pourquoi ne pas utiliser ces derniers comme centres de stockage, de tests et de reconditionnement pour les matériaux de réemploi récupérés par des banques de matériaux ? », se demande Fabrice Berroir. En effet, la multiplication de ce qui serait alors des véritables hubs de matériaux renforcerait de façon conséquence le business model circulaire. « Ces synergies sont encore trop rares, mais ces deux approches / modèles sont complémentaires et vertueux ».
Encore des obstacles à surmonter ?
A citer les nombreux avantages d’un système de mise en commun des flux via un (ou des) centre(s) de consolidation, on est en droit de se demander pourquoi l’évolution vers ce système est si lente. Une nouvelle fois, la frilosité générale du secteur face au changement est certainement en partie responsable. Mais l’on peut également pointer d’autres éléments :
Premièrement, de nombreuses entreprises de construction se sont dotées d’une flotte automobile pour être maitresse de leur logistique, et donc ne sont pas forcément emballées par l’idée de communautariser les transports de marchandises.
Ensuite, la mise sur pieds de CCC nécessite des projets investissements conséquents, et donc un appui du monde politique : « Le BCCC a vu le jour comme un projet R&D soutenu par Buildwise (à l’époque CSTC / WTCB », note d’ailleurs Fabrice Berroir. L’ingénieur du LIST évoque aussi la problématique du combat contre des coûts cachés : « Si l’on demandait à chaque entreprise combien lui coûte sa logistique, très peu pourraient donner une réponse, parce qu’ils n’en ont pas conscience. La méconnaissance de ces coûts se répercute ensuite sur la méconnaissance des impacts environnementaux des chantiers en général ».
Enfin, ce système exige une maitrise de planning, logistique et organisationnelle conséquente, qu’il faut développer. « Préparer un camion en kitting demande plus d’énergie, d’organisation et de maturité que de simplement envoyer une large réserve de matériaux en zone de stockage », conclut-il.
Au vu du manque de connaissance des impacts des chantiers et des failles relatives aux méthodes de calcul actuelles soulevées par Fabrice Berroir et le LIST, il parait clair que ces impacts se doivent d’être examinés de près. En étudiant de façon systématique les chantiers, il y a fort à parier également que d’autres postes à fort impact environnementaux et économiques risquent d’apparaitre. Ceux-ci constitueront à la fois de nouveaux challenges pour les acteurs de chantier, et de projets de construction en général, mais aussi des opportunités pour développer de nouvelles solutions, collaboratives ou non, pour réduire ces impacts, une étape de plus vers un secteur de la construction durable et résilient.
[1] Précision : la méthode l’ACV, très utile, permet aussi bien d’étudier un produit qu’un processus. La problématique qui nous concerne ici repose sur le système étudié, à savoir le bâtiment.
[2] Selon les données disponibles actuellement, on estime que la phase d’exécution représente entre 9 et 25% de l’impact carbone d’un bâtiment, si l’on exclut son exploitation. Au niveau mondial, et au vu de l’impact carbone total d’un bâtiment, cela représente des chiffres considérables. Et selon Fabrice Berroir, cette fourchette de 9 à 25 % ne tient pas compte de plusieurs éléments importants, comme la mobilité des travailleurs par exemple.
[3] Contrairement à la France, où ils sont obligatoires pour les entreprises de plus de 500 employés depuis le 1er janvier 2023
[4] Le scope 3 fait référence à la troisième et plus large catégorie du GHG Protocol : ce scope englobe toutes les émissions indirectes de gaz à effet de serre (GES) provenant des activités d'une entreprise.
Le scope 3 représente généralement la plus grande partie de l'empreinte carbone d'une entreprise et couvre les émissions associées aux activités en amont et en aval de la chaîne de valeur, comme le transport et la distribution ou l'élimination des biens chez le consommateur. (www.climatepartner.com)
[5] Un ouvrier sur chantier va passer plus de 60% de son temps sur des opérations sans valeur ajoutée : attente / déplacement / transport.
[6] Pour démontrer à quel point la logistique actuelle est déficiente, l’ingénieur du LIST avance un chiffre ahurissant mais vrai : sur un chantier de construction, un matériau est déplacé 6 à 8 fois après sa livraison. avant d’être utilisé.
[7] Le BCCC a d’ailleurs été élu Most Sustainable Company en 2023.